Non classé

Extrait d’une lettre à Poisson d’Or par Joë Bousquet

Envie de partager cet extrait d’un recueil de lettres à mes yeux toutes plus belles et profondes les unes que les autres…

« La vie, ma Germaine aimée, a des ressources inépuisables pour ceux qui sont faits avec de la vie, ce qui se reconnaît soit à leur beauté, soit qu’on les dise intelligents, aptes en somme à créer.

La vie renaît sans cesse. Et même celui qui est tué ne perd qu’une apparence. J’ai bien dû être tué, vous le savez, le 27 mai 1918. Mais la mort m’a trouvé trop lourd à emporter.

J’ai encore, vingt ans après, les yeux pleins d’une vision qui m’a révélé ce que c’était que croire à la vie. Une heure avant de tomber j’étais engagé avec soixante hommes sur un plateau balayé de balles et d’obus et cerné par des milliers d’allemands qui voulaient passer. Je savais bien qu’ils passeraient car on n’arrête pas un torrent. Mais, j’avais l’ordre de tenir, de les retarder le plus possible pour sauver le bataillon qui se repliait. le sacrifice était fait. Il me semblait facile.

Eh bien! à ce moment-là, sur ce plateau où la mort jaillissait de partout, un maréchal des logis de hussards est arrivé à cheval – comme dans une peinture de Detaille. Je croyais rêver. Sanglé dans son uniforme, parfaitement droit sur sa selle, tenant à pleines mains les rênes de son cheval affolé, il traversait les gerbes de balles comme à la manœuvre. Je n’oublierai jamais son visage brun de beau garçon. Très correctement, il m’a salué et m’a dit: « Je suis un maréchal des logis de l’escorte du général. Je viens me mettre à vos ordres avec quelques hussards qui sont dans le bois. » Il était invraisemblable que cet homme soit encore vivant. Sous les balles en me parlant, il ne bougeait pas plus qu’une statue. J’étais plein d’admiration. Je lui ai donné l’ordre d’aller attendre mes instructions derrière une meule de paille et j’ai évité de l’engager dans la bagarre où j’ai laissé une vie quelconque pour en retrouver une plus belle. je n’ai jamais oublié cet homme splendide, ni l’acte de foi que représentait sa conduite sous le feu. Je me demande parfois si ce n’est pas son souvenir qui m’a toujours soutenu.

La vie qui nous est faite a commencé dans notre cœur. Que ce soit le courage de l’abandonner ou l’ardeur à l’approfondir, tous les gestes qui témoignent de sa force peuvent être « aussi » interprétés comme témoignant d’une disposition immense au bonheur. Car ce qu’on nomme le bonheur est, au fond, autre chose. Il est la profondeur d’une aptitude à vivre qui porte sa récompense avec elle; une disposition innée, une tendance dont nous ne saisissons jamais qu’un aspect accessoire dans les limites de ce qui vient nous griser: beauté de l’être qui est un sourire de la vie – transparence de la pensée et du désir à la rumeur du monde.

Si cette dernière phrase constitue accessoirement une définition de la poésie, elle peint mieux encore la volonté d’un cœur de former à lui seul l’unité de l’être aimé avec le monde où il existe. Vous le comprenez, ma chérie! vous êtes la forme réelle de ce rêve que j’ai toujours caressé, et vous ne serez vous qu’en formant l’élément essentiel de cette irréalité qui a le tableau du monde pour contenu. On disait de moi, dans les cercles artistiques, que la poésie m’avait sauvé du désespoir. Mais, soudain, vous avez été ma poésie et vous êtes venue vers moi pour que je ne reste pas enfermé dans les limites d’un art. J’ai été poète pour accéder à vous qui m’avez voulu homme. »

(…)

L’Evêché, Villalier. 16 août 1937.

Joë Bousquet, Lettres à Poisson d’Or, L’imaginaire Gallimard, 1967

2 Comment

  1. Merci au petit brin de toi qui nous donne à lire ce magnifique texte!
    La poésie comme bouée dans l’ocean de la vie, petite étincelle dans la nuit, flamme allumée qui guide nos pas dans la tempête.
    Qu’elle adoucisse la tristesse des mots que tu as écrit ce soir.
    Moi aussi, pour d’autres raisons, je suis triste ce soir et je relie ces mots porteurs d’espoir sur le bonheur: «  la profondeur d’une aptitude à vivre qui porte sa récompense avec elle ».
    Je regarde Anne-Soline assise à côté de moi sur le canapé. Tout en sirotant son thé, elle se raconte de histoires qui la font rire et pétiller ses yeux. Je me dis que si elle ne sait ni lire ni écrire, elle a cette aptitude là, profondément ancrée en elle.
    « La vie renaît sans cesse », la tristesse passe pour laisser place à d’autres émotions, parions que tout à l’heure ou demain nous apportera la joie!

    1. Pari tenu! Nos climats passent.. en effet. Puisse la poésie, toujours, entrer en nos éprouvés pour les bercer, les faire vibrer et les déplacer… comme un petit pas de danse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

%d blogueurs aiment cette page :